« Elle a un beau point ». C’est ainsi qu’était défini dans le passé le talent de certaines brodeuses de mantones spécialement douées pour le métier. Parce qu’une chose est de bien broder et une autre est d’avoir cette chose indéfinissable qui donne de la vie à la broderie. Quelque chose qui n’est pas apprise, que l’on a ou que l’on n’a pas. C’est Ángeles Espinar qui m’explique tout cela dans le salon de sa maison, dans le village de Villamanrique de la Condesa, à 30 kilomètres de Séville. La porte ouverte du jardin laisse pénétrer la lumière de l’automne. Dehors, je peux voir un bouquet de roses fraîchement coupées sur une table. Ángeles, 80 ans, me raconte avec passion l’histoire de son atelier. « Ma mère a commencé dans les années 30. Villamanrique fabriquait à cette époque presque toute la broderie pour les usines de Séville. Auparavant, les châles venaient tous de Canton, dans le galion de Manille, mais ils ont finalement commencé à être produits localement. »
Pour illustrer les explications de sa mère, María José, la fille qui a repris le savoir-faire familial, sort quelques uns des mantones anciens de la collection que mère et fille ont rassemblée au fil des ans: des modèles isabelinos, chinois, de cigarrera, Art déco, mexicains … « Le métier de brodeuse était transmis de mère en fille. Dès leur plus jeune âge, les filles recevaient un petit châssis pour broder. Elles suivaient ensuite leur apprentissage dans un atelier. Le salaire qu’une brodeuse rapportait à la maison était vital pour l’économie familiale. » On se demande combien d’heures de travail prend chaque pétale, chaque feuille, chaque motif brodé dans la soie. À quoi penserait la brodeuse en dessinant au fil et à l’aiguille les ailes de cet oiseau-là ? Angeles poursuit: « A partir des années 60, le mantón est entré en crise: le savoir-faire de la broderie s’est perdu. Ils ont commencé à être produits presque de manière industrielle pour les touristes. De mon côté, je me suis appliquée à protéger, à récupérer l’essence du mantón à l’ancienne. «
En 1979, Ángeles Espinar expose pour la première fois lors d’une exposition d’artisanat à Séville « J’ai tout vendu et ça a été pareil dans toutes les expositions suivantes. » L’atelier se trouve juste en face de sa maison à Villamanrique, de l’autre côté de la rue. « À la meilleure époque, j’employais environ 100 brodeuses. Aujourd’hui, j’en ai 5 ou 6. L’image traditionnelle des brodeuses travaillant ensemble dans un atelier n’existe plus depuis les années 50: maintenant, elles ramènent le travail à la maison et le livrent une fois terminé » . María José me montre comment les modèles utilisés pour différents motifs de broderie sont dessinés. Elle me montre aussi une petite collection de vieux modèles, sur du papier de riz, certains avec le sceau de Canton estampé à l’encre. Elle fait également quelques points dans la soie pour me montrer comment on brode un mantón. Avec précision et délicatesse, elle manie l’aiguille et le fil pour donner, un à un, les points qui vont dessiner le pétale d’une fleur. Je me sens un peu ridicule d’enregistrer avec mon iPhone les mains de María José, dont le savoir-faire renferme plus de beauté et de vérité que n’importe quel gadget technologique. C’est qu’une visite de l’atelier de Ángeles Espinar est comme un voyage dans le temps, ou plutôt une pause dans le temps. Comme si les minutes restaient accrochées à ces mains expertes, ou à ces jardins brodés en soie et toujours en fleur.