commentaires 2

Flânerie poétique

J’ai été un adolescent réservé et quelque peu romantique qui faisait de longues promenades dans Séville. Fuyant toujours la foule, je cherchais les recoins les moins fréquentés. Aujourd’hui, je cultive toujours ce penchant pour la flânerie. À cette époque, je ne le savais pas encore, mais de nombreuses années auparavant, Luis Cernuda avait évoqué cette Séville recueillie et intime, loin de la fête et du bruit, peut-être plus réelle que la Séville festive du cinéma et du tourisme. Loin du brouhaha, le flâneur cernudien cherche l’épanouissement dans le recueillement et le silence. Et Séville, pour l’instant, continue de se prêter à ce type d’errance. Dans Ocnos et dans d’autres textes, Cernuda évoque une ville façonnée par le bruit de l’eau, par la lumière du coucher du soleil, par les saisons qui éveillent parfums et mélodies dans les rues du centre historique. Des souvenirs qui encadrent son enfance et sa jeunesse, sa découverte des choses, des autres et de lui-même. Aussi son éveil à la poésie.

Est-ce qu’il reste quelque chose de la Séville de Cernuda? En ce temps d’appartements touristiques, de boutiques de souvenirs et de centres commerciaux, où est cette ville délicate, intérieure, vibrante que le poète a évoquée? En se promenant dans le centre-ville, il semble presque impossible que ce lieu ait inspiré des poèmes tels que Primavera vieja (Vieux printemps) ou Tierra nativa (Terre native). Entre trottinettes électriques et colis Amazon, le flâneur se demande si tout est perdu et il veut croire que non.

Il y a deux Séville cernudiennes. D’une part, les lieux liés à la biographie du poète: les maisons, les rues, les églises dont Cernuda a parlé et qui sont toujours là ; de l’autre, la ville abstraite, esquissée à travers des sensations et des états d’âme. Cernuda donne peu de noms concrets quand il parle de Séville: la Plaza del Pan, l’église de l’Encarnación, à l’époque chapelle de l’université, la cathédrale, le fleuve … La ville est un cadre anonyme propice à l’introspection. Peut-être que n’importe quelle autre lui aurait servi de levier poétique.

La flânerie qui suit combine ces deux Séville : la biographique, avec certains des lieux liés à la vie de Cernuda, et la poétisée. Cette dernière parcourt les rues, les jardins et les couvents qui, sans figurer dans les textes du poète, incarnent la sensibilité cernudienne.

« Recuerdo aquel rincón del patio en la casa natal, yo a solas y sentado en el primer peldaño de la escalera de mármol. » (El tiempo, Ocnos)

On commence à la maison natale, rue Acetres. Depuis de nombreuses années, elle abrite un atelier de verrerie. La Mairie vient de l’acheter et prévoit d’ouvrir un musée à la mémoire du poète (et de toute la Génération de 1927). Le projet sera dirigé par Antonio Rivero Taravillo, professeur et biographe de Cernuda. Pour le moment, si l’on passe discrètement la porte, on tombe sur le patio dans lequel le poète a passé des heures entières durant son enfance. Dans La Ciudad, l’écrivain Chaves Nogales dit que le patio sévillan est éminemment triste, propice à la mélancolie et au souhait. Aussi à l’introspection. Un monde refermé sur lui-même où l’enfant Cernuda découvre l’éternité dans l’éphémère: l’eau et les poissons de la fontaine, les plantes, l’auvent qui protège de la chaleur de l’été et que l’on ouvre en hiver … Bonne métaphore de Séville: les rythmes et les rites comme moyen d’échapper au temps. L’éternité se trouve dans le périssable. Les chansons qui marquent le passage des saisons convainquent l’enfant de la permanence de certaines choses. Tout flâneur qui se promène dans le centre de Séville trouvera de nombreux patios à admirer depuis le vestibule. Dans certains d’entre eux, le temps suspendu que Cernuda a vécu dans le patio de la maison natale survit. D’autres patios sont accessibles, comme celui de la Casa de los Pinelo ou de l’Hôpital de la Caridad, tous deux peu fréquentés.

« Sueño de un dios sin tiempo » (Jardín antiguo, Las Nubes)

Ensuite, il y a les jardins et les fontaines. L’observation des plantes permet au poète, une fois de plus, d’accéder à l’éternel. Cernuda consacre de nombreux vers à la nature. Séville est une ville-jardin où la végétation s’intègre spontanément à l’architecture, où les cycles de floraison rythment la vie avec ses arômes et ses couleurs. En plus des cours, les jardins, et surtout ceux de l’Alcazar, permettent au poète d’échapper au temps. L’ accord est pour Cernuda ce sentiment de vie, cette jouissance intemporelle de la beauté. Le parc de María Luisa, avec ses sentiers verdoyants, abrite le monument au poète Bécquer, si admiré par Cernuda. Mais le flâneur doit continuer sa route vers les jardins de Las Delicias, les plus romantiques de la ville, endormis parmi des statues néoclassiques et des espèces exotiques. Là, appuyé contre une fontaine, il imagine le poète ébloui par le recueillement du lieu, le même qu’il décrit dans de nombreux textes. Un autre jour, peut-être, le flâneur erre dans les sentiers solitaires des jardins du monastère de La Cartuja, plantés de citronniers, d’orangers et de pamplemoussiers. Année après année, leurs fleurs s’ouvrent au printemps. Ce jardin urbain est alors généreusement parfumé, dans la solitude, comme le magnolia dont Cernuda parle dans Ocnos.

« Y con la visión de esa hermosura oculta se deslizaba agudamente en su alma, clavándose en ella, un sentimiento de soledad hasta entonces por él desconocido » (Belleza oculta, Ocnos). 

Il existe une Séville solitaire. Une ville silencieuse et intime, délicate et calme, coexiste avec le cliché de la fête et de l’agitation. La rue Aire, où Cernuda a vécu, maintient toujours ce profil discret. Mais le promeneur sait qu’il doit s’éloigner du centre-ville. Le quartier de San Vicente, aux couvents et aux demeures romantiques, a quelque chose de parisien. Ses rues élégantes s’alignent en parallèle, comme si elles avaient été conçues par le baron Haussmann. Chaves Nogales, encore une fois, se souvient que la ville qui ressemble le plus à Paris est Séville. Le flâneur erre dans ce quartier comme le ferait Cernuda lui-même: seul, appréciant le silence et l’isolement, l’harmonie des rues. Une promenade qui l’emmène au couvent de Santa Clara et à son cloître, l’un des plus beaux de la ville. Peut-être qu’auparavant, il a acheté des gâteaux à San Clemente, comme le fait le poète, aux religieuses d’un couvent anonyme, dans l’un de ses poèmes en prose. Cernuda parle souvent de la souffrance que produit la beauté, de l’isolement auquel sa sensibilité la conduit. Ici, dans le cloître de Santa Clara, le promeneur sent cet accord du poète. Cette Séville réservée et presque mystique est la porte d’entrée, en solitaire, à un temps sans temps. Comme l’enfant assis dans la pénombre du patio de la maison familiale ou le jeune homme qui hante les jardins de la ville. Comme tout lecteur qui plonge dans les textes d’Ocnos.

« Raíz del tronco verde, ¿quién la arranca? / Aquel amor primero, ¿quién lo vence? / Tu sueño y tu recuerdo, ¿quién lo olvida, / Tierra nativa, más mía cuanto más lejana? » (Tierra Nativa, Como quien espera el alba)

Peut-être que la Séville de Cernuda n’existe pas. C’est une ville imaginaire, accessible uniquement à travers les textes du poète, écrits lors de son exil erratique en Ecosse, aux Etats-Unis et au Mexique. Peut-être que l’on n’y accède qu’en se trouvant loin. Cependant, le flâneur cernudien continue de vagabonder. Il s’arrête devant la vitrine de Maquedano, rue Sierpes, une boutique que le poète connaissait probablement. Quel chapeau Cernuda, que tout le monde décrit comme un véritable dandy, aurait-il choisi ? En fin d’après-midi, le flâneur s’installe au bar Europa, avec son élégante décoration de carreaux et de miroirs. À travers la grande fenêtre, il aperçoit les gens qui vont et qui viennent Plaza del Pan, où le grand-père de Cernuda, d’origine française, avait une pharmacie.

2 Comments

Répondre