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Minuscule introduction à la « Semana Grande » de Séville

Quelqu’un me disait : « Un Yankee est pour moi quelque chose de plus étranger qu’un tigre ». Pour le Français du Nord, le Sévillan est, lui aussi, quelque chose de plus étranger qu’un tigre.

Henry de Montherlant, Séville en fête, 1954.

Des églises à chaque coin de rue. Des vitrines remplies de bondieuseries. Des murs recouverts d’affiches pieuses. Ils sont fous ces Sévillans ! En Espagne, et surtout en Andalousie, la religion est à l’origine de certaines traditions et imprègne des gestes de la vie quotidienne, sans que cela ait, je dirais la plupart du temps, un sens religieux orthodoxe. D’ailleurs, la religiosité à l’andalouse, avec ses Madones parées de bijoux qu’on adule en stars de cinéma et ses pèlerinages mêlant extase et défonce, est difficilement concevable au-delà de Despeñaperros (1). La Semaine Sainte exacerbe cette particularité : pendant sept jours, du dimanche des Rameaux à celui de Pâques, toute la ville vit au rythme des processions qui défilent dans les ruelles du vieux centre direction la Cathédrale. Derrière cet intense programme, 70 confréries qui, rattachées à une paroisse et consacrées à deux sculptures représentant le Christ et la Vierge (Notre-Dame de l’Espérance, des Anges, des Sept Douleurs, de la Victoire…), regroupent plusieurs milliers de frères et sœurs et sont dévouées à l’aide des plus démunis. Paradoxalement, elles entretiennent des relations équivoques avec l’Église. Des siècles durant, celle-ci n’a pas toujours vu d’un bon œil cette explosion de piété populaire frôlant souvent le paganisme. Et pour cause : ces sculptures, en bois polychrome et vieilles de plusieurs siècles, sont comme des êtres vivants, objet d’une dévotion particulièrement terre à terre. Tout comme des affiches de Marilyn Monroe tapissaient les dortoirs des soldats américains, la Vierge de la Macarena est présente dans de nombreux foyers sous forme de photo ou d’estampe. À son passage le jour de sa sortie, les gens de son quartier lui crient guapa! (que tu es belle !). Véritable icône populaire, le génial dessinateur underground Nazario dit d’elle : « Je ne suis pas dévot. Je suis juste fan de la Macarena » (2). Aucun membre de l’Église ne participe donc aux processions de la Semana Santa : pas de curés, ni d’évêque ou cardinal. La fête, car c’en est une, se vit dans la rue et appartient sans conteste au peuple. Dans La Passion selon Séville (1953), Joseph Peyré écrit : « Le spectacle de la Passion tel qu’il se déroule à travers les rues de Séville implique une vérité si jalouse qu’il serait vain de vouloir la traduire dans l’écriture. » Et plus loin : « La Semaine Sainte, en effet, constitue un phénomène d’exaltation en commun, exaltation dont les signes varient avec la couleur, le climat, la tonalité humaine des quartiers, et l’esprit même des Images. » Car, à côté des moments de liesse provoqués par certaines confréries, il en est d’autres où introspection et recueillement sont les mots d’ordre, tel le cortège du Gran Poder (le Christ au Grand pouvoir), sobre et mystique. Ainsi, la dualité de Séville traverse et électrise la Semaine Sainte, à la fois rituel et bacchanale, ombre et lumière.

Chaque confrérie sort donc ses pasos, d’immenses chars portant les sculptures vénérées. Cachés dans le ventre de l’énorme navire qui avance lentement, entre 30 et 60 costaleros portent sur leur nuque le poids formidable de cet autel ambulant. Ils sont commandés par le capataz, qui, de l’extérieur, gère de sa voix impérieuse les manœuvres de ce groupe d’Hercules qui marche à l’aveugle. Le parfum des fleurs et de l’encens, les airs mélancoliques des fanfares et la lumière de milliers de cierges servent d’écrin à la procession. Des centaines, voire des milliers, de nazarenos en cagoule accompagnent chaque paso. Ils sont habillés d’une tunique aux couleurs de leur confrérie (noir, blanc, vert, violet…); certains portent cape et gants. Cette fastueuse mise en scène est dépositaire du savoir-faire des artisans de la ville (brodeurs, orfèvres, sculpteurs, fleuristes, ciriers…), dont le trésor s’enrichit au fil des générations. Devenue un immense théâtre, Séville toute entière fête alors un nouveau printemps, tout en se célébrant elle-même. On se donne rendez-vous pour assister au passage de telle Vierge et puis on va dîner, avant de se rendre, tard dans la nuit, à une église proche voir l’arrivée d’une autre confrérie. Les membres de celle-ci, les voisins du quartier, participent à ces moments de communion, mélange subtil de sentiment d’appartenance, de mémoire collective et de sensibilité artistique. La Semaine Sainte est comme un mille-feuilles que l’on déguste en quelques minutes mais dont l’élaboration a pris des heures. Des siècles dans ce cas. Chaque repli de la pâte garde un souvenir, une sensation. On défile en pénitent pour exprimer sa dévotion, oui, mais aussi parce que son père, son grand-père et son arrière-grand-père faisaient déjà partie de telle confrérie et que, petit, on assistait aux processions. On chante une saeta depuis un balcon, on jette une pluie de pétales de fleurs au passage de la Vierge parce qu’on veut s’inscrire dans une tradition. On vient admirer ces vénérables sculptures du Baroque sur leurs chars en argent car l’être humain cherche inlassablement la beauté. Les a priori mis de côté, on se laisse sans effort atteindre par les sons, les images et les parfums de ces moments hors du temps, où tout s’harmonise pour faire naître l’émotion.

(1) Chaîne de montagnes séparant l’Andalousie du reste de l’Espagne.

(2) Interview dans Diario de Sevilla, 14 novembre 2014 : https://www.diariodesevilla.es/ocio/devoto-fan-Macarena-Virgen-Rocio_0_862113979.html

Procession à Séville.
Jeudi Saint. Jeune en mantille.
Soldat romain (armao) de la confrérie de la Macarena.
La procession de la Macarena.
Procession.
Armaos de la Macarena.
La Vierge de la Macarena, vue de dos.
Jeudi Saint.

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